sábado, 28 de enero de 2012

La croisée


Comme tous les jours, il reste planté là, à regarder. Le ciel gris déplace sa chape de plomb avec une lenteur délibérée, essayant de l’assommer d’ennui. Au bout de la rue, sur l’avenue, les voitures, les mototaxis, les camions passent, inlassables, dans leur ballet vers une destination inconnue, incompréhensible. Comment peut-on se déplacer autant alors que lui n’a que besoin de rester planté là, à regarder, à fixer, à s’en user les yeux, la pupille, puis la rétine.
Comme tous les jours, il reste planté là, et il voit les sacs poubelle noirs, luisant, se chauffer sous le soleil inexistant, et pourtant présent, de cet après-midi désolé. Le ciel gris ne lâchera pas une miette de soleil aujourd’hui. Il le sait ; ce n’est pas encore la saison. Les voitures passent et vont leur chemin vers des activités lucratives, brûlant leur gasoil, brûlant leurs pneus, l’asphalte et le bitume craquelé de la piste. La croisée, le croisement, l’angle : la rue, sa rue. Pardon : l’Avenue. C’est ainsi qu’elle s’appelle, sa rue. L’Avenida los Rosales. Dans son avenue, donc, les poubelles sont sorties à pas d’heure, et jetées à même le sol, le plus souvent sur la route, en tout cas un peu dessus, un peu sur le trottoir, et gisent languissantes, dans l’attente de la morsure d’un chien errant.
Ah ceux-là ! Les chiens errants. Il les aime bien, et pas. Ils lui font pitié. Ils sont seuls, abandonnés, ont perdu leur famille un beau jour gris. Il avait toujours pensé que dans une société où les chiens en viendraient à être abandonnés massivement, ceux-ci se rassembleraient en meutes et représenteraient un danger pour l’homme. Il constate que ce n’est pas le cas. Pop ! Un sac poubelle vient d’éclater sous le croc d’un chien justement. Ça a fait un bruit de pétard de fin d’année, un petit, mais quand même. Sous l’action de la morsure et aussi de la fermentation, le sac a explosé. Le chien fouille et fouraille joyeusement, à la recherche de sa pitance.
Donc non, les chiens ne représentent pas un danger tant qu’ils n’ont pas la rage. Ils restent généralement amicaux envers les hommes, et passent leur temps à aboyer plus qu’à mordre. Aboyer après les motos surtout. Les livreurs de gaz et de pizza sont rarement les bienvenus. Sans cela, ils ressemblent parfois aux humains. On les voit qui tiennent dans leur gueule un sac plastique rempli de victuailles. Ils courent, parfois en groupe et se posent sur un terre plein entre deux pistes, dans l’herbe, pour manger, comme au piquenique. Il les envie parfois. Il reste là, lui, planté comme tous les jours, à observer, à scruter, à savourer chaque petit instant de vie qui s’agite dans sa rue, son avenue, pardon.
Depuis sa chaise, la tête appuyée sur ses mains, elles-mêmes posées sur sa canne, il attend. Plante, végétal, il  voit tout et n’est vu de personne. Il aime sa croisée, entre Rosales et Nenúfares. Il aime s’ennuyer à regarder les gens arroser leur bout de terrain devant la façade grillagée-blindée de leur maison. Il aime le ciel gris au-dessus de sa tête pelée, brûlé, chauve, roussie. Le poids du ciel sur ses épaules n’est rien, lui, Atlas de sa rue-avenue, il supporte la vie de son monde. Et ses chiens.

jueves, 26 de enero de 2012

S21: Gardiens


Il pensait parfois au reste de l’humanité comme à une flamme de chandelle prise dans un étroit courant d’air; toujours sur le point de s’éteindre, en un souffle. Le camion le ballottait de-ci de-là comme un vieux tas de chiffons. Ça faisait bien des heures qu’il était sur cette piste de jungle caillouteuse, à batailler contre les moustiques hypertrophiés de la région. On lui avait dit que ce ne serait pas très long mais… Pourquoi avait-il accepté ? Il ne savait pas au juste. Une inspiration soudaine sûrement. Le conducteur se retourna et lui dit quelque chose en souriant. Il n’entendait pas. Quoi ? « JE dis : il faut que tu descendes et ouvres la remorque ! » Il fit signe qu’il avait compris.
            Il se glissa hors de l’habitacle et fut assailli par l’odeur impétueuse de déjection. Il prit son foulard et le noua sur son nez. Il ajusta ensuite son ceinturon et sa matraque, puis se dirigea vers l’arrière du véhicule qui faisait une manœuvre pour se mettre en face de la cabane. L’engin s’immobilisa dans un bruit de frein à main énorme et soupira en s’éteignant. Il saisit le levier de la porte et le poussa de toutes ses forces. L’odeur se fit plus forte malgré son foulard ; il recula en plissant les yeux. Des dizaines de regards le fixaient, incrédules, apeurés. Le conducteur le rejoignit et lui donna une petite tape sur l’épaule. « Réveille toi, c’est pas le moment de glander ». Bien sûr.
            Il sauta sur la plate forme en brandissant férocement sa matraque. Tout le monde sauta sur pied et se précipita sur le sol boueux. Le conducteur et deux autres hommes les dirigeaient vers la cabane. Cela prit tout juste deux minutes. L’un des gardes fut posté dans la cabane pour monter la garde, tandis que l’autre les faisait ressortir un à un. Lui, il devait noter leur nom, leur biographie succincte, et le motif de l’arrestation. Après quoi, le conducteur les emmenait vers la fosse, un peu plus loin, en leur disant qu’il les emmenait à leur nouvelle maison. Et lui notait, n’en croyant pas ses oreilles. Arrêté pour marcher dans la rue avec une couleur que la politique interdit !
            Une fois le cabanon vidé, il alla rejoindre le chauffeur. Celui si assénait un énième coup de matraque sur la nuque du dernier gamin, puis l’égorgeait comme un cochon. Il y avait un tas de vêtements froissés mais propres à côté de lui. « Tiens ! Déshabille celui-là ; le sang n’a pas tâché sa chemise. » Il acquiesça et désappa le môme qui devenait livide. Il lui semblait être en train de déshabiller cette humanité à laquelle il songeait une heure plus tôt. Il venait d’en souffler la flamme, la sienne. La destruction était achevée. Plus des humains. Pas même des animaux. Juste… un rien qu’il fallait éliminer pour obéir aux ordres.

            Plus tard, dans le camion, il s’endormit. On le réveilla  une fois arrivé au S21. « Tu vas nettoyer la remorque maintenant. » On lui confia une pelle, un seau et un jerrican d’eau pour décrotter le sol. Il devait finir avant que l’aube ne survienne. Ce qu’il fit avec zèle.
L’aube se leva, étrange, sur le camp S21, au Cambodge, quelque part sur une planète peuplée, dit-on, d’être humain. Il ne restait là que des actes commandés par la paranoïa pathétique, maladie s’enfantant elle-même ainsi que ses rejetons de malheur. Pour les gardiens, les prisonniers étaient morts en arrivant, avant même d’arriver.

martes, 24 de enero de 2012

Le pont

Il regardait par-dessus le parapet du pont, à la recherche d'une eau qui n'existait pas, ou plus. L'ozone montait doucement à son nez et il ne voyait qu'un lit jonché de pierres grises et de branches chariées par un courant presque inexistant. Plusieurs jours qu'il passait par là, et s'arrêtait. Il se demandait bien pourquoi il y avait là un pont, si énorme, qui surplombait... rien. Un peu comme sa vie finalement. Il cherchait à joindre les deux bouts, chaque mois, pour en arriver à la conclusion que le tout était bien de jouer. Parce que pour ce qui était de trouver une raison à son activité...
Chaque jour le pont était là, métalique, imposant, orné de statues et de gravures, recouvert de poussière, de boue, de papiers gras, de pisse. Celle des chiens errants, nombreux, et des clodos, alcoliques abandonnés aux joie de la détresse non partagée, compagnons des nuits froides des chiens. Il les voyaient, les chiens, gambader fièrement, un sac poubelle dans la gueule, comme revenant du supermarché. Ils se réunissaient parfois, et éventraient leurs sacs, pour en dévoiler les trésors gastronomiques. La couche de bébé, les restes du restaurant pré digéré, les paquets de clopes vides, oxyde carton blindé, des oignons, toute une galaxie de alimentaire équilibrée sur tons marrons méconnaissables.
Un autre jour et l'eau ne revenait toujours pas. Le fleuve, ce qu'il en restait, clapotait mollement contre les mollets du recycleur. Il portait un cabat disproportionné, le remplissant des bouteilles plastiques et autres vestiges pétrolifères des mannes du faible courant, huileux comme une vidange. Le recycleur leva les yeux et lui sourit. Un sourire édenté comme il y en a tant dans les eaux du fleuve en ville.
Il ne souriait pas, lui. Il resta figé, rebuté, malgré lui. Il se sentait comme piègé. Il devrait répondre, et peut-être même entamer la conversation, tailler le bout de gras... à propos de... ? Cela l'impliquerait dasn une relation qu'il voulait surtout éviter. Pas qu'un recycleur ne vaille pas mieux qu'un golden boy du centre financier, non. Seulement, c'était un être humain. Et lui ne venait ici que pour regarder l'eau disparue, ou presque.
Une fois encore, l'humainté se défilait, son humanité, et il se glissa dans le premier bus qui passait par là. En espérant que demain, il n'y aura personne.