Il pensait parfois au reste de l’humanité comme à une flamme de
chandelle prise dans un étroit courant d’air; toujours sur le point de
s’éteindre, en un souffle. Le camion le ballottait de-ci de-là comme un vieux
tas de chiffons. Ça faisait bien des heures qu’il était sur cette piste de
jungle caillouteuse, à batailler contre les moustiques hypertrophiés de la
région. On lui avait dit que ce ne serait pas très long mais… Pourquoi avait-il
accepté ? Il ne savait pas au juste. Une inspiration soudaine sûrement. Le
conducteur se retourna et lui dit quelque chose en souriant. Il n’entendait pas.
Quoi ? « JE dis : il faut que tu descendes et
ouvres la remorque ! » Il fit signe qu’il avait compris.
Il
se glissa hors de l’habitacle et fut assailli par l’odeur impétueuse de
déjection. Il prit son foulard et le noua sur son nez. Il ajusta ensuite son
ceinturon et sa matraque, puis se dirigea vers l’arrière du véhicule qui
faisait une manœuvre pour se mettre en face de la cabane. L’engin s’immobilisa
dans un bruit de frein à main énorme et soupira en s’éteignant. Il saisit le
levier de la porte et le poussa de toutes ses forces. L’odeur se fit plus forte
malgré son foulard ; il recula en plissant les yeux. Des dizaines de
regards le fixaient, incrédules, apeurés. Le conducteur le rejoignit et lui donna
une petite tape sur l’épaule. « Réveille
toi, c’est pas le moment de glander ». Bien sûr.
Il
sauta sur la plate forme en brandissant férocement sa matraque. Tout le monde sauta sur
pied et se précipita sur le sol boueux. Le conducteur et deux autres hommes les
dirigeaient vers la cabane. Cela prit tout juste deux minutes. L’un des gardes
fut posté dans la cabane pour monter la garde, tandis que l’autre les faisait
ressortir un à un. Lui, il devait noter leur nom, leur biographie succincte, et
le motif de l’arrestation. Après quoi, le conducteur les emmenait vers la
fosse, un peu plus loin, en leur disant qu’il les emmenait à leur nouvelle
maison. Et lui notait, n’en croyant pas ses oreilles. Arrêté pour marcher dans
la rue avec une couleur que la politique interdit !
Une
fois le cabanon vidé, il alla rejoindre le chauffeur. Celui si assénait un
énième coup de matraque sur la nuque du dernier gamin, puis l’égorgeait comme
un cochon. Il y avait un tas de vêtements froissés mais propres à côté de lui. « Tiens ! Déshabille celui-là ; le
sang n’a pas tâché sa chemise. » Il acquiesça et désappa le môme qui
devenait livide. Il lui semblait être en train de déshabiller cette humanité à
laquelle il songeait une heure plus tôt. Il venait d’en souffler la flamme, la
sienne. La destruction était achevée. Plus des humains. Pas même des animaux.
Juste… un rien qu’il fallait éliminer pour obéir aux ordres.
Plus
tard, dans le camion, il s’endormit. On le réveilla une fois arrivé au S21. « Tu vas nettoyer la remorque maintenant. »
On lui confia une pelle, un seau et un jerrican d’eau pour décrotter le sol. Il
devait finir avant que l’aube ne survienne. Ce qu’il fit avec zèle.
L’aube se leva, étrange, sur
le camp S21, au Cambodge, quelque part sur une planète peuplée, dit-on, d’être
humain. Il ne restait là que des actes commandés par la paranoïa pathétique, maladie
s’enfantant elle-même ainsi que ses rejetons de malheur. Pour les gardiens, les
prisonniers étaient morts en arrivant, avant même d’arriver.
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