jueves, 26 de enero de 2012

S21: Gardiens


Il pensait parfois au reste de l’humanité comme à une flamme de chandelle prise dans un étroit courant d’air; toujours sur le point de s’éteindre, en un souffle. Le camion le ballottait de-ci de-là comme un vieux tas de chiffons. Ça faisait bien des heures qu’il était sur cette piste de jungle caillouteuse, à batailler contre les moustiques hypertrophiés de la région. On lui avait dit que ce ne serait pas très long mais… Pourquoi avait-il accepté ? Il ne savait pas au juste. Une inspiration soudaine sûrement. Le conducteur se retourna et lui dit quelque chose en souriant. Il n’entendait pas. Quoi ? « JE dis : il faut que tu descendes et ouvres la remorque ! » Il fit signe qu’il avait compris.
            Il se glissa hors de l’habitacle et fut assailli par l’odeur impétueuse de déjection. Il prit son foulard et le noua sur son nez. Il ajusta ensuite son ceinturon et sa matraque, puis se dirigea vers l’arrière du véhicule qui faisait une manœuvre pour se mettre en face de la cabane. L’engin s’immobilisa dans un bruit de frein à main énorme et soupira en s’éteignant. Il saisit le levier de la porte et le poussa de toutes ses forces. L’odeur se fit plus forte malgré son foulard ; il recula en plissant les yeux. Des dizaines de regards le fixaient, incrédules, apeurés. Le conducteur le rejoignit et lui donna une petite tape sur l’épaule. « Réveille toi, c’est pas le moment de glander ». Bien sûr.
            Il sauta sur la plate forme en brandissant férocement sa matraque. Tout le monde sauta sur pied et se précipita sur le sol boueux. Le conducteur et deux autres hommes les dirigeaient vers la cabane. Cela prit tout juste deux minutes. L’un des gardes fut posté dans la cabane pour monter la garde, tandis que l’autre les faisait ressortir un à un. Lui, il devait noter leur nom, leur biographie succincte, et le motif de l’arrestation. Après quoi, le conducteur les emmenait vers la fosse, un peu plus loin, en leur disant qu’il les emmenait à leur nouvelle maison. Et lui notait, n’en croyant pas ses oreilles. Arrêté pour marcher dans la rue avec une couleur que la politique interdit !
            Une fois le cabanon vidé, il alla rejoindre le chauffeur. Celui si assénait un énième coup de matraque sur la nuque du dernier gamin, puis l’égorgeait comme un cochon. Il y avait un tas de vêtements froissés mais propres à côté de lui. « Tiens ! Déshabille celui-là ; le sang n’a pas tâché sa chemise. » Il acquiesça et désappa le môme qui devenait livide. Il lui semblait être en train de déshabiller cette humanité à laquelle il songeait une heure plus tôt. Il venait d’en souffler la flamme, la sienne. La destruction était achevée. Plus des humains. Pas même des animaux. Juste… un rien qu’il fallait éliminer pour obéir aux ordres.

            Plus tard, dans le camion, il s’endormit. On le réveilla  une fois arrivé au S21. « Tu vas nettoyer la remorque maintenant. » On lui confia une pelle, un seau et un jerrican d’eau pour décrotter le sol. Il devait finir avant que l’aube ne survienne. Ce qu’il fit avec zèle.
L’aube se leva, étrange, sur le camp S21, au Cambodge, quelque part sur une planète peuplée, dit-on, d’être humain. Il ne restait là que des actes commandés par la paranoïa pathétique, maladie s’enfantant elle-même ainsi que ses rejetons de malheur. Pour les gardiens, les prisonniers étaient morts en arrivant, avant même d’arriver.

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